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Réflexions sur l’individualisme. (2)

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Réflexions sur l’individualisme. (2) Empty Réflexions sur l’individualisme. (2)

Message  Santag Dim 15 Aoû - 13:29

Par exemple, on ne dira pas à l’homme : « Sois égoïste », mais on lui dira
: « Les hommes agissent naturellement par égoïsme ». Il y a un abîme entre
ces deux phrases, entre cet ordre et cette constatation. ainsi, on ne
substituera pas un

Quand vous entendez crier : « Guerre à la guerre ! » soyez certain que
celui qui profère ce cri pense fort peu à autrui et que, du profond de
lui-même, fermement, il clame : « Vive ma vie ! » Si l’on veut aller au
fond de la chose, on constate donc que ce qui pousse l’homme à
l’antimilitarisme, au pacifisme et à l’antipatriotisme théoriques et à
conformer parfois ses actes à ses pensées, c’est l’intelligente et
estimable « lâcheté » qui fait que l’homme tient à la vie, à sa vie, parce
qu’il n’y a qu’une vie.

— Cet homme est un lâche, dira le moraliste.

Pourquoi ?

Est-ce que le moraliste sait pourquoi ! Il répète des phrases que jadis
d’autres ânes récitèrent à ses oreilles.

Cependant, nous savons que cet homme est un « lâche » parce qu’il refuse
de sacrifier sa vie à la défense des intérêts des maîtres, à la sauvegarde
de leur propriété. Voilà où l’utilité de la morale dogmatique se fait
sentir... pour les maîtres.

Eh bien ! j’aime ce « lâche » qui veut son franc-aller et qui tient à ne
pas disparaître du banquet de la vie, quelque infortuné convive qu’il y
figure. C’est un héros simple et humain. C’est un homme en qui l’égoïsme
vit, irréductible, et qui l’oppose à l’égoïsme perfide et autoritaire des
prêtres de la religion qui lui ordonne de tuer et de se faire tuer.

Voyez ce que sa morale fait de lui : un être autonome.

Il est isolé. Sans doute. Mais il ne tiendrait qu’à vous, moralistes,
qu’il ne le fût pas.

Et alors, représentez-vous l’immensité du résultat si cet individu se
multipliait en tous pays, devenait le nombre...

La morale dogmatique est nécessairement une morale issue d’une philosophie
religieuse ; c’est la morale religieuse du droit et du devoir.

La morale libertaire de l’individualisme est la vraie morale scientifique
; c’est la morale irréligieuse du plaisir, de l’intérêt et de la
puissance.

Or il est de la nature de l’homme de s’inspirer, avant d’agir, de ces
trois mobiles, que l’on peut, en dernière analyse, réduire à un seul :
l’intérêt. Nous sommes donc bien d’accord avec la nature.

A ces constatations subversives, nos graves lunettes moraleuses crieront
au scandale, mais peu importe. Il sied, pour qui ne convoite aucun «
fromage » social, de faire œuvre de vérité le plus possible, d’affirmer à
haute voix ce que les hypocrites pensent secrètement et d’accomplir au
soleil ce qu’ils ne font qu’à huis-clos, dans la honte stupide de ce qui
est leur nature, quand toutefois ce n’est pas dans un but intéressé de
mensonge et de tromperie.

Cela, c’est de l’évolutionnisme accéléré, au pas de charge même. Il est
vrai que la tâche du vériste ne lui rapporte aucune prébende et qu’il
risque fort de ne pas finir martyr renté, comme tant de bons apôtres.
Voilà pourquoi si peu d’hommes s’y attellent. Mais chacun conçoit la joie
selon son tempérament. Tant pis pour ceux qui la situent exclusivement
dans le ventre — et le bas-ventre ; ils sont incomplets. D’autres la
placent en outre dans le cerveau. C’est ainsi que nous faisons encore
œuvre égoïste en renversant les idoles pour montrer aux naïfs — aux «
poires » en langage parisien — ce que les idoles ont dans la peau : les
mêmes appétits et les mêmes passions que les idolâtres...

Le préjugé qui s’attache à l’idée d’égoïsme fait de ce sentiment l’opposé
de la bonté. Nous avons déjà dit que cette conception est erronée et
expliqué à quel intérêt de prêtre elle doit sa naissance. Il est certain
que l’intérêt réel de l’homme ne peut être dans la douleur d’autrui. Au
contraire, l’observation nous montre qu’à mesure qu’il se débarrasse des
chaînes qui entravent la libre dépense de son activité, le libre jeu de
son égoïsme, l’homme souhaite plutôt voir la joie chez autrui comme en
soi-même. Aussi bien n’y a-t-il que des fous, des malades et des dégénérés
qui puissent avoir le désir anormal de faire le mal pour le plaisir du mal
: M. de Sade n’est généralement pas considéré comme un parangon de
santé...

Mais encore, deux causes peuvent contraindre l’homme, s’il n’a pas une
sensibilité affinée qui le retienne, à faire le mal à autrui : la
nécessité économique — et le sectarisme religieux ou fanatisme.

Il y a lieu de penser, si l’on n’a pas le cerveau racorni d’un moraliste,
que ces contraintes étant disparues, l’homme ne commettrait plus le mal
puisque rien ne l’y obligerait plus. Mais, au cas improbable où, dans un
milieu de liberté où les forces se trouveraient équilibrées, un individu
voudrait tenter de faire le mal par plaisir, le souci de son intérêt l’en
empêcherait, car il n’en pourrait résulter pour lui que la réciproque, et
ce d’autant plus qu’aucune loi n’existerait qui le protégeât et le
privilégiât comme aujourd’hui. Autant dire qu’avec les lois, les
institutions autoritaires et les esclaves, soutiens de l’ordre
gouvernemental, — les possibilités d’actions mauvaises seraient abolies.

Il n’est donc pas nécessaire de moraliser dogmatiquement l’homme pour
éviter le mal. Nul n’est besoin de le travailler dans le sens d’une bonté
dogmatique qui, aussitôt assimilée par lui, se transforme en haine et en
faiblesse. La vie assurée, le bien-être économique, c’est-à-dire la
liberté physique, d’une part, et la science dans tous les cerveaux,
autrement dit la liberté intellectuelle et morale, d’autre part, — au
total la force, la puissance universalisée, voilà le sol fécond où
s’épanouira la bonté.

Qu’aucun homme n’attende d’autrui son bonheur. Qu’il en soit le propre
artisan. Mais pour cela il faut que l’homme soit à la fois puissant et
libre. La science seule peut lui donner la force et la liberté. Ce qu’il
faut greffer sur la nature, en lui, c’est c’est la science et non la
morale. Celle-ci vient ensuite d’elle-même, telle qu’on la doit
normalement concevoir : comme une résultante — et personnelle.

Ainsi, nous ne répudions pas la bonté. Loin de là, nous voulons qu’elle
devienne une nécessité égoïste, qu’elle soit le los à la vie que clame
l’égoïsme satisfait et joyeux. Mais nous ne pouvons assimiler la pratique
de la bonté libre et naturelle, satisfaction égoïste, à l’accomplissement
du devoir, sacrifice de l’artificiel altruisme.

Tout au plus pourrait-il être utile de faire naître éducativement l’amour
de la vie dans la conscience de l’individu, afin que la vie (avec la joie,
génératrice d’une existence toujours plus haute et plus longue, comme
bien, — et la douleur, abrégeuse et rétrécissante, comme mal) soit comme
le critérium de bonté destiné à guider les intelligences attardées dans le
chaos des actes humains, tous équivalents en la nature. La valeur morale
et sociale d’un acte ne pourrait ainsi se mesurer à la quantité de vie
qu’il fait naître et entretient ou qu’il anéantit, c’est-à-dire par la
joie ou la douleur qui en découle. Et ce serait de cet étalon, interprété
en outre selon son sentiment, que l’individu fixerait la nature de ses
rapports avec autrui, considéré comme associé, indifférent ou adversaire.

Il serait très important de conserver à ce critérium son caractère
naturel, purement réaliste et égoïste, ainsi que nous l’indiquons ici. Il
importerait de ne pas lui imprimer un caractère d’absolu et de ne pas
sacrer son objet, autrement nous arriverions à nous créer une nouvelle
série de devoirs.

Mais, si la vie n’est pas sacrée,je puis cependant l’aimer dans un sens
tout relatif, en telle personne qui m’est chère ou utile. Je puis protéger
la vie de mon ami si je puise en elle un intérêt affectif, la vie de mon
associé si je trouve en elle un intérêt économique, etc. Enfin, d’une
manière plus générale, je puis déterminer la valeur subjective de l’acte
de tout individu et conformer à mon jugement mon attitude à son égard,
sans toutefois ériger cette attitude en droit ou en devoir. Et ainsi la
raison de mon attitude serait encore égoïste ; je puis, par exemple, juger
que les actes de tel massacreur de grande envergure sont une menace
continuelle à ma vie et me comporter envers lui en conséquence, —
inversement à l’égard de tel scientiste qui augmente ma vie de tout ce
dont je puis profiter en ses découvertes.

Exemple typique du danger qu’il y a à considérer la vie comme sacrée,
alors qu’elle ne l’est pas dans la nature, qu’elle ne le sera jamais pour
les plus forts, — exemple typique et que je ne me lasserai pas de citer,
parce qu’il renferme un puissant enseignement : la première attitude des
Doukhobors, laquelle les conduisit en grande partie directement à la mort,
pour cause de respect de la vie en soi, de La Vie, — simple modalité de la
résignation chrétienne.

La vie des Doukhobors était-elle sacrée pour les cosaques que le tsar
envoyait contre eux ? Non, évidemment. Mais la vie des cosaques l’était
pour les Doukhobors. Le caractère néfaste du dogme en question surgit,
incontestable, dès la constatation de son effet.

Sous des aspects différents, le même conflit se produit partout, avec la
robuste conscience naturelle d’un côté et la faiblesse artificielle de
l’autre.

Affirmer que la vie est sacrée suivant le motif qu’on est faible, c’est,
tout paradoxal que ce semble, conclure avec le fort un marché de dupe.

La réponse des Doukhobors à leurs prêtres n’eût-elle pas dû être la
suivante :

« Tu ne tueras point, a dit, il y a dix-neuf siècles, le professeur de
résignation. Soit. Mais alors qu’on ne tente pas de nous tuer, ni même de
diminuer notre vie en nous privant de la liberté. Que messieurs les
assassins commencent ! »

Il est vrai qu’ils n’eussent plus été les Doukhobors.

Nous avons choisi un exemple extrême, mais il est facile d’en ramener la
signification aux événements journaliers.

Là se définit l’attitude de l’individu envers autrui dans la morale
individualiste. Délivré des tares religieuses et des chaînes sociales, il
sera bon, mais d’une bonté sans faiblesse.

Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour appliquer la maxime : « Ne
fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fût fait. » Il suffit
pour cela d’être un égoïste sage et prévoyant. Mais il faut compléter
cette formule négative par celle positive que voici : Agis envers autrui
comme l’autre agit envers toi.

Voilà la clef de voûte de la morale libertaire de l’individualisme, morale
de réciprocité et de solidarité réaliste, morale de justice égoïste.

La justice égoïste. — La force de l’individu

Nous pensons avoir démontré qu’aucun devoir ne s’impose naturellement à
l’homme, que celui-ci n’est en naissant l’objet d’aucune vocation, qu’il
n’a aucune mission à remplir et enfin qu’une seule réalité naturelle le
domine : l’instinct de vivre, qui lui sera d’autant plus favorable qu’il
voudra plus passionnément étreindre son objet : la vie.

Ces idées ont déjà été émises, nous ne sommes pas le premier à les
formuler ; cependant les esclaves semblent aujourd’hui, pour la plupart,
chérir leurs chaînes comme par le passé. Ce sont eux qui, en chœur avec
leurs maîtres, dont la force les a réduits à l’esclavage, prétendent que
l’attitude à laquelle conduirait la mise en action des concepts
individualistes — attitude qui, généralisée, aboutirait en réalité à la
souveraineté de l’individu sur soi-même — favoriserait le « règne ignoble
de la force », au préjudice de celui, noble sans nul doute, du « droit ».

Le bon billet qu’a Démos !

Après avoir démonté le mécanisme du devoir, montré dans quel but cette
machine est mise en fonction et pour qui elle travaille, il importe de
démolir à son tour la fiction mensongère du « droit » qui concourt aux
mêmes fins.

Le droit ! Laissez-nous rire. Nous avons des facultés de droit, des
professeurs de droit, des docteurs et des étudiants en droit. C’est
amusant !

Mais, distinguo, ces institutions et ces hommes supérieurs sont consacrés
au culte du « droit positif ». Car il y a droit et droit !

Le droit positif est imaginé par la force de ruse pour justifier ses
attentats sur la faiblesse. Dépouiller le travailleur n’est pas un acte de
la force triomphante : c’est un acte du plus pur droit... La science du
droit positif enseigne la manière d’y procéder. Et c’est pour la culture
de cette précieuse science que sont créées les facultés et entretenus les
professeurs, les docteurs et les étudiants susdits.

Un gros usinier prélève chaque jour la presque totalité du bénéfice issu
du labeur de ses ouvriers, en jetant à ceux-ci un salaire dérisoire, qui
leur permettra de ne mourir que lentement de faim, de fatigue,
d’alcoolisme et de tuberculose ; le gros usinier n’est ni un assassin ni
un voleur ; c’est un honnête homme, il est d’accord avec le droit...

Un miséreux, l’un des ouvriers qu’a usé l’usinier reprend à celui-ci une
parcelle de... prélèvement légal qu’il a opéré sur le produit de son
labeur : c’est un voleur, il est hors le droit...

Le droit positif est exprimé par les lois. Les lois, comme tout le reste
du système social, sont élaborées en vue d’une fin unique : assurer le
maintien de la force au pouvoir, c’est-à-dire, actuellement, protéger la
propriété, la richesse privée, le vol capitaliste, même au détriment de la
vie. Car la propriété a trouvé son origine dans la force, c’est par la
force qu’elle se conserve et elle reproduit la force au profit du
propriétaire.

Ecoutez Proudhon : « La propriété, c’est le vol. »

Ecoutez Sismondi : « La plus grande partie des frais de l’établissement
social est destiné à défendre le riche contre le pauvre, parce que, si on
les laissait à leurs forces respectives, le premier ne tarderait pas à
être dépouillé. »

Concluez, en vous rappelant que l’État a pour mission avouée de protéger
la faiblesse contre la force et de dispenser la justice. Concluez, et vous
verrez que sa mission réelle n’est pas avouable.

Qu’on n’oublie pas non plus que le prolétariat est la majorité par qui
l’État pourrait ne pas être. L’État ayant prétendument pour but
l’instauration du droit dans la société, on voit de suite quelle
importance il y a pour nous à faire connaître au prolétariat sur quel
mensonge repose la fiction du droit, alors que c’est en réalité la force
qui préside aux actions, tant naturelles que sociales, de l’homme.

Le droit est en ce moment au service de la propriété. Mais la propriété
n’est qu’une des formes actuelles de l’autorité et peut, comme sous le
régime collectiviste, faire place à une seule forme d’autorité :
l’autorité représentative (qui, souvent, n’est pas éloignée de l’autorité
purement dirigeante), ainsi que, par exemple, l’exercent de nos jours le
chef militaire, le juge, etc. Le droit positif sera au service des maîtres
de demain, comme il est au service de ceux d’aujourd’hui, si les esclaves
d’aujourd’hui le permettent demain, et cela se perpétuera tant que les
esclaves admettront l’existence du droit et par ce fait consentiront à
leur esclavage.

Au droit positif, on oppose volontiers le « droit naturel ».

Qu’est-ce donc que le droit naturel ?

Selon le verbe de ses prêtres, c’est Le Droit — et c’est une fiction
métaphysique dont les faits, à chaque instant, dénoncent l’irréalité.

Le droit est un mot vide de sens, puisqu’il n’est pas d’exemple dans la
nature ou dans la société que le conventionnel droit invoqué ait jamais
été respecté, ait jamais triomphé, s’il n’était adjugé de la puissance, de
la force. Le droit n’a donc que la valeur d’une virtualité dont la
réalisation active est soumise à des circonstances, à des éventualités ;
il n’existe par conséquent pas à l’absolu, en tant que « Droit », ainsi
que nous avons été préparés dès l’enfance à en comprendre l’idée — fausse.

Dans la lutte des peuples, que fut le droit du Gaulois devant la force du
Romain, le droit de l’Arabe et du Madécasse devant la force du Français,
le droit du Cafre devant la force du Boer, le droit du Boer devant la
force de l’Anglais, le droit du Chinois devant la force des coalisés
européens, américains et japonais ?

Qu’est le droit de la minorité en présence de la puissance de la majorité,
le droit du soldat devant le pouvoir du chef, le droit du pauvre auprès de
la force du riche ?

Le droit du pauvre est un mot creux !

Et n’oublions pas que Pottier, l’auteur de L’Internationale, mentalité
vériste et sincère de prolétaire qui eut l’expérience de la vie, — de la
vie douloureuse, — a fait précéder ce vers de cet autre :

Nul devoir ne s’impose au riche.

Qu’est, en résumé, le droit du faible en face de la puissance du fort ?

Rien.

Et remarquez que le fort ne se réclame jamais de la force, mais, lui
aussi, du droit. Les forts, sachant bien que les faibles — faibles d’un
jour — n’accepteraient pas bénévolement les effets de la force, avoués
tels par les forts du jour, ont toujours doré leur « pilule » avec le
droit.

C’est au moyen du droit invoqué par eux que les tyrans et les foules
aveugles qui travaillaient pour leurs maîtres ont conquis par la force.
Les individus pris isolément procèdent de même.

Ainsi la formule bismarckienne : « La force prime le droit » serait vraie
et excellente en ses termes, en tant que constatation, si le droit
résidait ailleurs que dans les régions nébuleuses de la métaphysique.
C’est un produit de l’imagination humaine qui ne peut être raisonnablement
juxtaposé à la réalité de la force.

Si l’on veut considérer dans le droit la faculté d’agir, le pouvoir de
faire, on est bien obligé de conclure que le droit est uniquement
constitué par la force.

Mais alors... à quoi bon parler du droit ?

Le droit est donc, lui aussi, un fantôme qui s’évanouit à la lumière de la
raison.

Bannissons à son tour le droit de notre mentalité, comme nous en avons
déjà chassé le devoir. Et faisons-nous forts en leur substituant ma
liberté, ta liberté, sa liberté, — ou, ce qui est plus compréhensible en
l’état actuel de la mentalité humaine, ma volonté, ta volonté, sa volonté.

L’individualisme, conception réaliste, vériste, ignore le droit comme le
devoir et ne conçoit que des intérêts et des volontés servis par des
forces.

« Faites-vous forts pour être libres » dit-il aux hommes.

Ainsi les prolétaires, — les faibles actuels, de par l’ignorance qui les
enserre, — en reconnaissant l’existence du droit, donnent dans la même
duperie qu’en proclamant la vie sacrée.

Ils n’ont rien à attendre des maîtres de l’autorité possédante ni de ceux
de l’autorité représentative. Ergoter sur le droit est du temps perdu,
c’est-à-dire de la vie perdue. Ils n’auront jamais le droit pour eux tant
qu’ils se montreront faibles. S’ils veulent s’émanciper et se satisfaire,
c’est en se faisant forts et en mettant leur force en action au service de
leur intérêt — de leurs intérêts communs — qu’ils y parviendront.

Le droit et le devoir, en régime de liberté, d’anarchie, feraient place
aux conventions entre individus ou associations. Les individus se
reconnaîtraient peut-être, si l’on veut utiliser ces mots, des devoirs et
des droits, mais combien, pris dans notre sens strictement utilitaire,
relatif et variable, d’obligation volontaire et de rémunération, ces
vocables sont éloignés de la signification qu’ils ont dans la mentalité
des religieux !

Cette libre justice, effectivement contractuelle, variant avec les
individus et les groupements, selon les intérêts et les affinités, a bien
un point de départ dans l’individu, dans chaque moi, et elle lui est
soumise. Les individus qui pratiqueraient cette justice relative ne
seraient pas des religieux de La Justice, ce serait des hommes libres
instaurant la toujours muable justice égoïste.

C’est d’un premier acte collectif de justice égoïste que résultera le
renversement de la société capitaliste, quand les prolétaires auront enfin
compris et appliqué cette idée que leur suggère Max Stirner dans ce livre
immense de vérité humaine qu’est L’Unique et sa propriété : « Les ouvriers
disposent d’une puissance formidable ; qu’ils parviennent à s’en rendre
bien compte et se décident à en user, rien ne pourra leur résister : il
suffirait qu’ils cessent tout travail et s’approprient tous les produits,
ces produits de leur travail qu’ils s’apercevraient être à eux comme ils
viennent d’eux. »

Insoumis à la contrainte du devoir et débarrassé de la trompeuse confiance
dans le droit, voilà l’individu capable de liberté, car il a pris
conscience de sa force. Il peut évoluer sans crainte au sein des forces
associées ou adverses. Mais rien ne permet de supposer que dans un milieu
où cette sagesse est conçue et vécue il y ait des forces ennemies, puisque
l’antagonisme naît de deux causes qui seraient disparues avec l’autorité :
le fanatisme et le malaise économique. L’intérêt bien compris de chaque
égoïsme fait qu’il n’y a plus que des forces associées. La concurrence
s’harmonise. Les hommes sont devenus aptes à l’association individualiste.

L’association individualiste

L’objet de la présente étude est de donner un aperçu de la doctrine encore
imparfaitement formulée de l’individualisme libertaire et surtout de
démontrer que, contrairement au préjugé qui représente l’individualiste
opposé à toute entente avec autrui, à toute association, la conséquence
pratique de la philosophie individualiste est l’association, mais une
association sans pareille jusqu’à ce jour, où l’un des associés n’aura ni
la tentation, ni la possibilité de « rouler » les autres. On a déjà pu se
rendre compte, par l’analyse que nous avons faite de l’individu et de ses
rapports avec autrui, que l’association des hommes libérés de droit et de
devoir est concevable, et reconnaître que ce genre d’association doit être
logiquement le but des efforts des hommes intelligents. Il nous reste à
donner une idée théorique aussi précise que possible de ce que serait
cette association.

La société capitaliste que nous subissons actuellement est une forme
d’association autoritaire, anti-individualiste, où la solidarité est
obligatoire (ce qui explique que J.-H. Mackay la qualifie de communiste),
comme en témoignent toutes les institutions sociales : législatives,
judiciaires, propriétaires, militaires, patriales, etc. Grâce à la
logomachie où se complaisent les partis politiques, les collectivistes la
qualifient d’individualiste de par la fausse acception du mot «
individualisme » signalée au début de cette étude et ils évitent
soigneusement d’ajouter la qualification complémentaire : « autoritaire »
ou « bourgeoise », parce que cela consacrerait une distinction là où ils
ont intérêt à établir une confusion.

Dans cette société, on se paie — ou plutôt on vous paie — surtout de mots
: les citoyens y sont libres, égaux, sacrés, électeurs, éligibles,
fraternels par ordre, que sais-je encore ! Tout cela n’empêche pas pas que
la grande majorité des dits citoyens végètent dans un esclavage ignoble et
qu’un grand nombre d’entre eux y crèvent de faim pour le plus grand profit
d’oisifs privilégiés à qui l’État (répartiteur de justice !) garantit la
propriété (la propriété, c’est le vol) du capital et de l’intérêt du
capital, lesquels cependant trouvent leur origine dans le travail des
salariés du capitaliste usurpateur.

Une société semblable est vouée à la mort que lui donneront ses
prolétaires dès qu’ils en auront la force.

La société collectiviste est une autre forme d’association autoritaire,
également anti-individualiste, dont la contrainte solidariste se
présenterait sous d’autres formes, évidemment, mais n’en existerait pas
moins. Son joug se ferait peut-être sentir d’une manière moins féroce : on
y paierait sans doute moins en mots et plus en subsistances, mais on y
supporterait encore, certainement, des parasites.

Pourrons-nous éluder la période collectiviste pour passer directement à
l’association individualiste ? Ou bien sommes-nous destinés par la nature
même de notre évolution à connaître le joug décadent du collectivisme ?
C’est le secret de demain. Cette dernière hypothèse, pourtant, paraît plus
probable. En ce cas, notre intérêt s’exprimerait dans le souhait de sa
proche réalisation, — d’ailleurs préparée, semble-t-il, par le capitalisme
lui-même en œuvres organiques, — car cette société aurait ceci d’excellent
pour les individus aspirant à l’autonomie, que ses cadres et ses rouages
autoritaires seraient relativement faibles et faciles à briser et qu’elle
tiendrait prêtes pour le moment de l’affranchissement véritable les
organisations de production, d’échange et de consommation nécessaires à
l’existence de l’association individualiste.

La victoire du collectivisme sur le capitalisme attesterait simplement le
désir d’émancipation qui aurait mû imparfaitement le prolétariat. En ce
sens et bien qu’il laissât subsister encore des parasites, le
collectivisme réalisé marquerait une étape — qu’on brûlerait volontiers —
dans la marche vers le seul idéal capable d’être soumis à l’individu,
représentant exactement sa chose sociale et duquel il ne puisse jamais
devenir la chose : l’association individualiste, — l’« association des
égoïstes ».

Nous avons vu que l’individualisme est nettement opposé à l’association
obligatoire qu’impose l’État d’aujourd’hui et qu’imposera celui de demain,
mais il accepte, que dis-je, sienne propre est l’association librement
contractée entre individus. A l’association obligatoire, il oppose
l’association libre. L’individualiste ne veut point servir l’association
considérée comme fin, sacrifier quoi que ce soit de son individualité à
l’intérêt illusoire de l’association, — principe socialiste et
autoritaire. Mais il veut que l’association lui serve, à lui, individu se
considérant comme fin ; il veut l’employer selon son intérêt réel, —
principe individualiste et libertaire. En résumé, l’association est pour
lui un moyen de sa vie, et non le but de sa vie.

Avec le socialisme, religion de La Société (socialisme capitaliste
d’aujourd’hui, expression cynique de l’égoïsme asservisseur du bourgeois
actuel, du bourgeois possédant — ou socialisme collectiviste de demain,
expression voilée du même égoïsme asservisseur de nouveaux bourgeois, les
représentants mués en dirigeants), l’individu est sacrifié, au nom d’un
prétendu intérêt général ou collectif absolument illusoire, à l’intérêt
des possédants ou des dirigeants, des maîtres, des forts, en un mot des
puissants.

A lui de se rendre aussi fort et puissant que ceux-ci, il lui suffira d’en
avoir la volonté agissante pour le devenir ; alors il sera son propre
maître, le maître de soi, et, par surcroît, avec la généralisation d’une
telle attitude, d’elle-même l’harmonie sera établie dans la société.

Sous le régime socialiste (capitaliste ou collectiviste), préconisé par
les prêtres de l’idée religieuse de Société, la prospérité de
l’association est le but de la vie de l’individu, la vie de l’individu est
le moyen de l’association. Les profiteurs sont dans la coulisse.

Avec l’individualisme libertaire, l’individu, enfin irréligieux, n’a plus
à s’immoler à l’association, puisqu’il n’y participe que dans la mesure de
sa libre volonté et suivant ses besoins. La prospérité de sa vie est le
but de son association, son association est le moyen de sa vie. Les
profiteurs disparaissent.

Le sacrifice de l’individu au fantôme Société s’obtient par un de ces
bluff qui nécessite chez la victime un « poirisme » absolu : il consiste
dans la « subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général ».

L’intérêt général — abstraction — ne devrait jamais être en discordance
avec les intérêts particuliers, dont il devrait être l’exacte expression
dans un monde bien organisé ; mais en ce cas il serait inutile de
l’invoquer. L’intérêt général est donc un mensonge : il n’existe que des
intérêts particuliers. Admettons cependant un instant son existence. Il y
a bien actuellement divergence entre le prétendu intérêt général invoqué
pour obtenir le sacrifice de l’individu — et l’intérêt de celui-ci. La
preuve de cette vérité repose dans ce fait, que les moralistes enseignent
aux hommes à « voir plus haut que leur petite personnalité » et qu’ils
disent carrément que « le bon citoyen doit subordonner son intérêt
personnel à l’intérêt général » (à l’intérêt de La Société, de La Patrie,
etc.). Mais cherchez ce que dissimule cet « intérêt général » : les
intérêts particuliers des maîtres, de leurs prêtres et autres valets
associés dans l’État. L’État n’est pas qu’une ridicule église où l’on dit
des messes à la « raison collective », l’État est encore une « association
de malfaiteurs »...

Chaque fois que votre intérêt personnel est en désaccord avec l’intérêt
général qu’on vous oppose et auquel on veut vous sacrifier, prolétaires,
il vous appartient de rechercher quels parasites bénéficient de la
différence : traduite en pécule, elle entre dans leurs coffres-forts...

Enfin, il n’est pas besoin d’insister sur ce que nul ne s’avise de
contester, à savoir : que l’homme est un animal naturellement sociable,
non seulement par besoin moral et sentimental, mais encore physique,
économique et intellectuel. Il est inutile de répéter ce que chacun sait :
que l’association multiplie les jouissances de l’homme en même temps
qu’elle diminue ses peines.

Tant par intérêt réfléchi que par tendance instinctive, l’association se
présente donc à l’individu comme un moyen de vivre d’une vie plus large et
plus haute.

La sagesse individualiste ne portera pas l’homme à répudier le principe
d’association sous le prétexte que jusqu’à ce jour on en a dénaturé le
sens, mais, au contraire, elle l’incitera à organiser son association de
telle manière qu’elle soit sa chose et qu’il ne puisse être sacrifié au
nom de cette chose à l’intérêt d’autrui.

Manuel Devaldès.
La Brochure Mensuelle N° 157 — Janvier 1936.


Brochure rééditée en Août 2010 par Ravage Éditions, téléchargeable ici.
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